XIII
LE SEPTIÈME SCEAU
« Dans la faille ardente, il avait vu quelque chose avec une intolérable épouvante : toute l’horreur des profondeurs abyssales des échecs. »
V. Nabokov
— Naturellement dit Paco Montegrifo, cet événement regrettable ne change en rien nos engagements.
— Je vous remercie.
— Il n’y a pas de quoi. Nous savons que vous n’avez rien à voir avec ce qui est arrivé.
Le directeur de Claymore était allé rendre visite à Julia dans l’atelier du Prado, profitant, avait-il expliqué en se présentant à l’improviste, d’un rendez-vous avec le directeur du musée à propos de l’achat d’un Zurbarán confié à sa maison. Il l’avait trouvée en plein travail, au moment où elle injectait un adhésif à base de colle et de miel dans une boursouflure du triptyque attribué au Duccio de Buoninsegna. Julia, qui ne pouvait laisser son travail en plan, salua Montegrifo d’un bref mouvement de la tête tout en continuant à appuyer sur le piston de la seringue. Le marchand de tableaux parut enchanté de la surprendre in flagrante delicto – selon son expression qu’il accompagna de son sourire le plus éblouissant –, et il s’assit sur une table pour la regarder faire, après s’être allumé une cigarette.
Julia, mal à l’aise, se dépêcha de terminer ce qu’elle faisait. Elle protégea la zone traitée avec du papier paraffiné et posa dessus un sac de sable, en s’assurant qu’il épousait bien la surface de la peinture. Puis elle s’essuya les mains sur sa blouse, constellée de taches multicolores, et prit sa cigarette à moitié consumée qui fumait encore dans le cendrier.
— Une merveille, dit Montegrifo en montrant le tableau. Début XIVe, n’est-ce pas ? Le maître de Buoninsegna, si je ne m’abuse.
— Oui. Le musée en a fait l’acquisition il y a quelques mois – Julia regarda d’un œil critique le résultat de son travail. J’ai eu quelques difficultés avec les volutes à la feuille d’or du manteau de la Vierge. Elles avaient disparu par endroits.
Montegrifo se pencha sur le triptyque pour l’étudier en connaisseur.
— Un travail magnifique, cependant, conclut-il à l’issue de son examen. Comme tout ce que vous faites.
— Merci.
Le marchand de tableaux regarda la jeune femme comme s’il lui présentait ses condoléances.
— Mais naturellement, reprit-il, il n’y a pas de comparaison avec notre cher tableau des Flandres…
— Bien sûr que non. Avec tout le respect que je dois au Duccio.
Ils sourirent tous les deux. Montegrifo retoucha les manchettes immaculées de sa chemise pour qu’elles dépassent d’exactement trois centimètres sous les manches de sa veste croisée bleu marine, juste ce qu’il fallait pour qu’apparaissent les boutons en or gravés à son monogramme. Il portait un pantalon gris impeccablement repassé et, malgré le temps pluvieux, des chaussures italiennes noires qui brillaient comme des miroirs.
— On a des nouvelles du Van Huys ? demanda la jeune femme.
Le marchand de tableaux esquissa un geste élégamment mélancolique.
— Malheureusement pas – alors que le sol était couvert de sciure, de papiers et de restes de peinture, il déposa soigneusement sa cendre dans le cendrier. Mais nous sommes en rapport avec la police… La famille Belmonte m’a donné pleins pouvoirs – et ici, il fit un geste comme pour se féliciter de cette décision judicieuse, regrettant que les propriétaires du tableau ne l’aient pas prise auparavant. Le paradoxe de cette affaire, Julia, c’est que si La Partie d’échecs est retrouvée, cette succession d’événements lamentables va lui faire atteindre un prix astronomique…
— Je n’en doute pas. Mais vous l’avez dit : s’il est retrouvé.
— Vous ne semblez pas très optimiste.
— Après tout ce qui s’est passé ces derniers jours, je ne pense pas avoir de raisons de l’être.
— Je vous comprends. Mais je fais confiance à la police… Ou à la chance. Et si nous parvenons à récupérer le tableau et à le mettre en vente, je vous assure que l’affaire fera du bruit – il sourit, comme s’il avait dans sa poche un merveilleux cadeau. Vous avez lu Arte y Antiguedades ? Un article de cinq pages avec photos en couleurs sur l’histoire du tableau. Les chroniqueurs spécialisés n’arrêtent pas de téléphoner. Et le Financial Times publie un reportage la semaine prochaine… Plusieurs journalistes ont d’ailleurs demandé à vous rencontrer.
— Je ne veux pas d’interviews.
— Dommage, si vous me permettez d’exprimer mon avis. Vous vivez de votre prestige. La publicité fait monter votre cote…
— Pas ce type de publicité. Après tout, c’est chez moi qu’on a volé le tableau.
— Ce détail, nous essayons de le passer sous silence. Vous n’êtes pas responsable et le rapport de police ne laisse aucun doute à ce sujet. Apparemment, l’amant de votre amie a remis le tableau à un complice inconnu et c’est dans cette direction que l’enquête progresse. Je suis sûr qu’on va le retrouver. Un tableau aussi célèbre que ce Van Huys n’est pas facile à exporter illégalement. En principe.
— Je suis heureuse de vous voir si confiant. C’est ce qu’on appelle être bon perdant. Ou avoir l’esprit sportif, si vous préférez. Je pensais que le vol avait été un coup terrible pour votre maison…
Montegrifo parut blessé. Comment pouvez-vous en douter, semblaient dire ses yeux.
— Et c’est le cas, répondit-il en regardant Julia comme si elle l’avait jugé injustement. Le fait est que j’ai dû donner de nombreuses explications à notre maison mère à Londres. Mais, dans ce genre d’affaires, ce sont des incidents qui arrivent… À quelque chose malheur est bon cependant. Notre filiale de New York a découvert un autre Van Huys : Le Changeur de Louvain.
— Le mot découvrir me paraît excessif… C’est un tableau connu, catalogué. Il appartient à un collectionneur privé.
— Vous êtes très bien informée, à ce que je vois. Je voulais simplement dire que nous sommes en négociation avec le propriétaire ; apparemment, il estime que le moment est venu d’obtenir un bon prix pour son tableau. Cette fois, mes collègues de New York ont été plus rapides que la concurrence.
— Tant mieux.
— Je pensais que nous pourrions fêter l’occasion – il consulta la Rolex qu’il portait au poignet. Il est près de sept heures et je vous invite à dîner. Nous devons parler de vos futurs travaux pour notre maison… J’aimerais beaucoup que vous jetiez un coup d’œil à un Saint-Michel polychrome, école indo-portugaise du XVIIe.
— Je vous remercie beaucoup, mais je ne suis pas très en forme. La mort de mon amie, le tableau… Je ne serais pas une convive très agréable ce soir.
— Comme vous voudrez. – Montegrifo accepta galamment le refus de Julia, sans perdre le sourire. Si vous voulez bien, je vous téléphonerai au début de la semaine prochaine… Lundi ?
— Entendu – Julia tendit sa main que le marchand de tableaux serra doucement. Et merci de votre visite.
— C’est toujours un plaisir de vous revoir, Julia. Si vous avez besoin de quelque chose – il lui lança un regard lourd de sous-entendus que la jeune femme ne parvint pas à déchiffrer –, et je veux dire n’importe quoi, soyez-en sûre, téléphonez-moi.
Il s’en alla en lui décochant un dernier sourire éblouissant du seuil de la porte et Julia resta seule. Elle travailla encore une demi-heure au Buoninsegna avant de ranger ses affaires. Muñoz et César avaient insisté pour qu’elle ne rentre pas chez elle pendant quelques jours et l’antiquaire lui avait proposé de l’héberger chez lui ; mais Julia avait refusé et s’était contentée de faire changer la serrure de sûreté. Têtue et inébranlable, comme avait précisé César avec dépit, César qui téléphonait à tout bout de champ pour s’assurer que tout allait bien. Quant à Muñoz, Julia avait appris par l’antiquaire qui avait trahi le secret que tous les deux avaient passé la nuit suivant le crime à monter la garde devant sa maison, transis de froid, avec pour toute compagnie un Thermos de café et une flasque de cognac que César, prévoyant, avait apportés. Ils avaient fait le guet pendant des heures, engoncés dans leurs manteaux et leurs écharpes, resserrant cette étrange amitié que, par le jeu des événements, ces deux personnages si différents l’un de l’autre avaient vue se cimenter autour de Julia. Quand elle l’avait su, la jeune femme leur avait interdit de recommencer, leur promettant en échange de n’ouvrir la porte à personne et de dormir avec son Derringer sous l’oreiller.
Elle vit le pistolet au moment où elle rangeait ses affaires dans son sac et, du bout des doigts, elle frôla le métal froid et brillant de l’arme. C’était le quatrième jour depuis la mort de Menchu, sans nouvelle carte, sans autres appels téléphoniques. Peut-être, se dit-elle sans conviction, le cauchemar était-il terminé. Elle recouvrit le Buoninsegna d’une housse, accrocha sa blouse dans un placard et enfila son imperméable. Sur le côté intérieur de son poignet gauche, sa montre indiquait huit heures moins le quart.
Elle allait éteindre la lumière quand le téléphone se mit à sonner.
Elle raccrocha et resta immobile, retenant sa respiration, envahie par une furieuse envie de prendre ses jambes à son cou. Un frisson, un souffle d’air glacé dans son dos, la fit trembler avec violence et elle dut s’appuyer sur la table pour retrouver son calme. Ses yeux épouvantés ne pouvaient s’arracher au téléphone. Ce qu’elle venait d’entendre, c’était une voix méconnaissable, asexuée, semblable à celle que les ventriloques donnent à leurs inquiétantes marionnettes articulées. Une voix aux accents geignards qui lui avait donné la chair de poule tandis qu’elle se sentait gagnée par une terreur panique.
« Salle douze, Julia… » Un silence, le bruit d’une respiration étouffée, peut-être par un mouchoir posé sur le téléphone. « … Salle douze », avait répété la voix. « Bruegel l’Ancien », avait-elle ajouté après un autre silence. Puis un rire bref, sec, sinistre, et le déclic du téléphone qu’on raccrochait.
Elle tenta de mettre de l’ordre dans sa tête affolée, luttant pour ne pas se laisser envahir par la panique. Dans les battues, lui avait dit un jour César, devant le fusil du chasseur, les canards effrayés sont les premiers à tomber… César. Elle prit le téléphone pour composer le numéro de son magasin, puis celui de son domicile, sans résultat. Pas plus de chance chez Muñoz. Pour le moment, et combien de temps allait-il durer, elle allait devoir se débrouiller toute seule.
Elle sortit le Derringer de son sac et arma le percuteur. Puisqu’on la cherchait, pensa-t-elle, elle aussi pouvait être aussi dangereuse qu’une autre. De nouveau, les paroles que César prononçait quand elle était petite traversèrent sa mémoire. Dans le noir – c’était une autre de ses leçons, lorsqu’elle lui racontait ses terreurs enfantines –, les choses sont pareilles qu’en plein jour ; la seule différence, c’est qu’on ne peut les voir.
Elle sortit dans le couloir, pistolet au poing. À cette heure, l’immeuble était désert, à part les gardiens qui faisaient leur ronde ; mais elle ne savait pas où les trouver en ce moment. Au bout du couloir, l’escalier descendait en tournant trois fois à angle droit, avec un vaste palier à chaque changement de direction. L’éclairage de sécurité laissait planer une pénombre bleutée qui permettait de deviner les tableaux noircis par la patine sur les murs, la balustrade de marbre de l’escalier et les bustes des patriciens romains qui montaient la garde dans leurs niches.
Elle ôta ses chaussures et les mit dans son sac. À travers ses bas, la fraîcheur du dallage pénétra tout son corps ; dans le meilleur des cas, cette aventure nocturne allait se solder par un rhume monumental. Elle descendit ainsi l’escalier, s’arrêtant de temps en temps pour regarder pardessus la balustrade, sans rien voir ni entendre d’anormal. Finalement, elle arriva en bas et dut faire un choix. L’un des chemins possibles traversait plusieurs salles où étaient installés des ateliers de restauration, puis menait à une porte de sécurité par laquelle, au moyen de sa carte électronique, Julia pourrait sortir dans la rue, du côté de la Porte Murillo. En prenant l’autre route, un étroit couloir la conduirait à une seconde porte qui communiquait avec les salles du musée. Elle était généralement fermée, mais jamais avant dix heures du soir, quand les gardiens faisaient leur dernière ronde dans l’annexe.
Pieds nus, le pistolet au poing, transie de froid, le cœur battant à tout rompre, elle pesait les deux possibilités au pied de l’escalier. Je fume trop, pensa-t-elle stupidement en posant sur son cœur la main qui empoignait le Derringer. Sortir d’ici au plus vite, ou découvrir ce qui se passait dans la Salle douze… La deuxième solution supposait une désagréable promenade de six ou sept minutes dans le bâtiment désert. À moins qu’elle n’ait la chance de tomber en cours de route sur le gardien de cette aile : un jeune homme qui, lorsqu’il trouvait Julia dans l’atelier, l’invitait à prendre un café à la distributrice et la complimentait sur ses jambes, principale attraction du musée, plaisantait-il.
Mais enfin ! conclut-elle après avoir retourné le problème dans tous les sens. Elle, Julia, avait tué des pirates. Si l’assassin était là, c’était une bonne occasion, peut-être la seule, de le voir face à face. Après tout, c’était lui qui se mettait à découvert, alors qu’elle, canard prudent, épiait du coin de l’œil tout en serrant dans sa main droite cinq cents grammes de métal chromé, de nacre et de plomb qui, actionnés à bout portant, pouvaient parfaitement inverser les rôles dans cette singulière partie de chasse.
Julia était de bonne race et, plus important encore, elle le savait. Ses narines se dilatèrent dans l’ombre, comme si elle cherchait à flairer d’où venait le danger ; elle serra les dents et pensa pour se donner du cœur au ventre à la rage contenue que lui donnait le souvenir d’Álvaro et de Menchu, à sa volonté de ne pas être un pantin effrayé sur un échiquier, mais une femme parfaitement capable de rendre œil pour œil dent pour dent à la première occasion. Qui que soit son interlocuteur anonyme, s’il la cherchait, il allait la trouver. Dans la Salle douze ou en enfer. Juré, craché.
Elle franchit la porte, encore ouverte comme prévu. Le gardien devait être loin, car le silence était total. Elle longea une galerie parmi les ombres inquiétantes des statues de marbre qui la regardaient passer de leurs yeux vides. Puis elle traversa la salle des retables médiévaux dont elle ne parvint à distinguer, au milieu des ombres qu’ils dessinaient sur les murs, qu’un reflet éteint sur les dorures et les fonds à la feuille d’or. Au bout de cette longue galerie, sur la gauche, elle devina le petit escalier qui conduisait aux salles des primitifs flamands, parmi lesquelles se trouvait la Salle douze.
Elle s’arrêta un instant devant la première marche, aux aguets. À cet endroit, le plafond était très bas et l’éclairage de sécurité permettait de mieux distinguer les détails. Dans la pénombre bleutée, les couleurs des tableaux viraient au clair-obscur. Elle vit, presque méconnaissable dans l’ombre, la Descente de Croix de Van der Weyden qui, dans ce demi-jour irréel, prenait un air de sinistre grandeur, ne révélant que ses couleurs les plus claires, comme la silhouette du Christ et le visage de la mère, pâmée, son bras tombant parallèlement à celui de son fils sans vie.
Il n’y avait personne, à part les personnages des tableaux, et la plupart d’entre eux, cachés dans l’ombre, semblaient dormir d’un long sommeil. Sans se fier à ce calme apparent, impressionnée par la présence de tant d’images créées par la main d’hommes morts des centaines d’années plus tôt et qui semblaient l’observer dans leurs vieux cadres, Julia arriva à l’entrée de la Salle douze.
Elle voulut avaler sa salive, mais en vain, car sa gorge était totalement sèche ; elle regarda une fois encore derrière elle sans rien découvrir d’anormal et, sentant se nouer les muscles de sa mâchoire, prit une profonde respiration avant d’entrer dans la salle comme elle l’avait vu faire au cinéma : le doigt sur la détente du pistolet tenu à deux mains, braqué vers les ombres.
Mais il n’y avait personne là non plus et Julia sentit un soulagement infini s’emparer d’elle, étourdissant comme un puissant alcool. La première chose qu’elle vit, tamisée par la pénombre, fut le génial cauchemar du Pays de Cocagne qui occupait la majeure partie d’un mur. Elle s’appuya contre le mur d’en face et son haleine ternit le verre qui recouvrait l’Autoportrait de Dürer. Du revers de la main, elle essuya la sueur qui perlait sur son front avant de s’avancer vers le troisième mur, celui du fond. Peu à peu, les contours, puis les tons les plus clairs du tableau de Bruegel se dessinèrent devant ses yeux. Cette peinture qu’elle pouvait reconnaître même si l’obscurité voilait la plupart de ses détails avait toujours exercé sur elle une étrange fascination. L’accent tragique qui avait inspiré jusqu’au moindre coup de pinceau, l’expressivité des minuscules personnages secoués par un souffle mortel et inexorable, les nombreuses scènes qui s’intégraient dans la macabre perspective de l’ensemble avaient pendant bien des années excité son imagination. La faible clarté bleue venue du plafond faisait ressortir les squelettes qui jaillissaient en troupeau des entrailles de la terre comme un vent de vengeance et de terreur ; les incendies qui découpaient la silhouette de ruines noires dans le lointain ; les roues de Tantale tournant au bout de leurs perches, à côté du squelette qui, brandissant son épée, s’apprête à frapper le condamné aux yeux bandés en train de prier à genoux… Et au premier plan, le roi surpris au beau milieu de son festin, les amants insoucieux de la dernière heure, la tête de mort grimaçante qui frappe les timbales du Jugement, le chevalier décomposé par la terreur qui conserve encore le courage, dans un geste inutile de vaillance et de défi, de sortir l’épée de son fourreau, prêt à vendre cher sa peau dans ce dernier combat sans espérance…
La carte était là, en bas du tableau ; entre la peinture et le cadre. Juste au-dessus de la plaque dorée sur laquelle Julia devina plutôt qu’elle ne lut les cinq mots sinistres qui donnaient son titre à l’œuvre : Le Triomphe de la mort.
Il pleuvait à verse quand elle sortit dans la rue. Les lampadaires de l’avenue illuminaient des rideaux de pluie torrentielle tombés de l’obscurité qui crépitaient sur les pavés. Les flaques d’eau explosaient en une infinité de petites gerbes, brisant les reflets de la ville en un va-et-vient tourmenté de lumières et d’ombres.
Julia leva la tête pour laisser l’eau ruisseler sur ses cheveux et ses joues. Le froid durcissait ses pommettes et ses lèvres, collait sur son visage ses cheveux trempés. Elle ferma le col de son imperméable et se mit à marcher entre les haies et les bancs de pierre sans se soucier de la pluie ni de l’humidité qui transperçait ses chaussures. Les images du Bruegel étaient encore gravées sur sa rétine éblouie par les phares des autos qui roulaient tout à côté, découpant des cônes dorés dans la pluie, illuminant par moments la silhouette de la jeune femme qui projetait de longues ombres vacillantes multipliées par le sol luisant. La saisissante tragédie médiévale s’agitait devant ses yeux, parmi toutes ces lumières qui l’entouraient. Et au milieu de ces hommes et de ces femmes submergés par l’avalanche des squelettes vengeurs jaillissant des entrailles de la terre, Julia pouvait parfaitement reconnaître les personnages de l’autre tableau : Roger d’Arras, Fernand Altenhoffen, Béatrice de Bourgogne… Et même, au second plan, la tête basse et l’expression résignée du vieux Pieter Van Huys. Tout se conjuguait dans cette scène terrible et définitive où allaient prendre fin, sans que le dernier dé qui roulait sur le tapis de la terre puisse rien y changer, la beauté et la laideur, l’amour et la haine, la bonté et la méchanceté, l’effort et l’abandon. Julia s’était reconnue elle aussi dans le miroir qui photographiait avec une netteté implacable la rupture du Septième Sceau de l’Apocalypse. Elle était cette jeune femme que l’on voyait de dos, étourdie par la musique du luth que touchait une tête de mort souriante. Dans ce sinistre paysage, il n’y avait plus place pour les pirates et les trésors cachés, les Wendys étaient balayées, se débattaient au beau milieu de la légion des squelettes, Cendrillon et Blanche-Neige sentaient le soufre, les yeux agrandis par la terreur, et le petit soldat de plomb, ou saint Georges oubliant son dragon, ou Roger d’Arras avec son épée à moitié sortie de son fourreau, ne pouvaient plus rien pour elle. Ils avaient déjà trop à faire pour tenter inutilement, dans un ultime beau geste d’assener quelques coups dans le vide avant d’enlacer leurs mains, comme tous les autres, aux os décharnés de la Mort qui les entraînerait dans sa danse macabre.
Les phares d’une voiture illuminèrent une cabine téléphonique. Julia y entra et chercha des pièces dans son sac, comme perdue dans les brouillards d’un rêve. Elle composa mécaniquement les numéros de César et de Muñoz, sans obtenir de réponse, tandis que la pluie ruisselait de ses cheveux mouillés sur le téléphone. Elle raccrocha, appuya la tête sur la vitre de la cabine et glissa une cigarette humide entre ses lèvres insensibles et gercées. Elle se laissa envelopper par la fumée, les yeux fermés, et quand la braise commença à lui brûler les doigts, elle jeta la cigarette par terre. Monotone, la pluie résonnait sur le toit d’aluminium, mais Julia ne se sentait plus à l’abri, même enfermée dans cette cabine. Il ne s’agissait, comprit-elle avec une horrible sensation de fatigue infinie, que d’une trêve incertaine qui ne la protégeait ni du froid, ni des reflets, ni des ombres qui la cernaient.
Elle ne sut jamais combien de temps elle était restée dans cette cabine. Mais elle finit par remettre des pièces de monnaie pour recomposer un numéro, celui de Muñoz cette fois. Quand elle entendit la voix du joueur d’échecs, Julia parut revenir lentement à elle, comme si elle rentrait d’un très long voyage, ce qui était le cas. Un voyage dans le temps, un voyage en elle-même. Avec un calme qui se confirmait à mesure qu’elle parlait, elle expliqua la situation. Muñoz demanda ce qu’il y avait d’écrit sur la carte. Elle le lui dit : F x P, le fou prend le pion. À l’autre bout de la ligne, ce fut le silence. Puis, d’une voix étrange qu’elle ne lui avait jamais entendue, Muñoz lui demanda où elle était. Elle le lui expliqua et le joueur d’échecs lui ordonna de ne pas bouger. Il serait là d’un instant à l’autre.
Un quart d’heure plus tard, un taxi s’arrêtait devant la cabine téléphonique. Muñoz ouvrit la portière et l’invita à monter. Julia se mit à courir sous la pluie et grimpa dans le taxi. Tandis que le véhicule démarrait, le joueur d’échecs lui enleva son imperméable trempé et lui jeta sa gabardine sur les épaules.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda la jeune femme qui tremblait de froid.
— Vous allez bientôt le savoir.
— Que signifie : le fou prend le pion ?
Des éclats changeants de lumière éclairaient par moments le front soucieux du joueur d’échecs.
— Le message veut dire, répondit-il, que la dame noire est sur le point de prendre une autre pièce.
Julia battit des paupières, atterrée. Puis elle prit la main de Muñoz dans les siennes, glacées, et le regarda avec des yeux affolés.
— Il faut prévenir César.
— Nous avons encore le temps, répondit le joueur.
— Où va-t-on ?
— À Messine. Avec deux Haches.
Il pleuvait encore très fort quand le taxi s’arrêta devant le club d’échecs. Muñoz ouvrit la portière sans lâcher la main de Julia.
— Venez, dit-il.
Elle le suivit docilement. Ils montèrent l’escalier et entrèrent dans le vestibule. Quelques joueurs étaient encore assis aux tables, mais Cifuentes, le directeur, semblait n’être nulle part. Muñoz conduisit directement Julia à la bibliothèque. Parmi les trophées et les diplômes, quelques centaines de livres étaient rangés dans des bibliothèques vitrées. Le joueur d’échecs lâcha la main de Julia, ouvrit une vitrine et sortit un gros volume relié en toile. Sur le dos, en lettres dorées ternies par l’usage et le temps, Julia lut, déconcertée :
Annales des échecs. Troisième trimestre. L’année était illisible.
Muñoz posa le volume sur une table et tourna quelques feuillets jaunis de mauvais papier. Problèmes d’échecs, analyses de parties, informations sur des tournois, photos anciennes de gagnants souriants en chemises blanches et cravates, costumes et coupes de cheveux de l’époque. Il s’arrêta sur une double page constellée de photos.
— Regardez-les bien, dit-il à Julia.
La jeune femme se pencha. Les photos qui représentaient des groupes de joueurs en train de poser n’étaient pas très nettes. Quelques-uns tenaient à la main des coupes ou des diplômes. Elle lut le titre de la page ; DEUXIEME TOURNOIS NATIONAL JOSE RAUL CAPABLANCA. Puis elle se tourna vers Muñoz, perplexe.
— Je ne comprends pas, murmura-t-elle.
Le joueur d’échecs lui montra du doigt une des photographies. Il s’agissait d’un groupe de jeunes gens. Deux d’entre eux tenaient de petites coupes à la main. Les autres, quatre, regardaient l’objectif d’un air solennel. Et la légende disait : FINALISTES DU TOURNOIS JUNIOR.
— Vous reconnaissez quelqu’un ? demanda Muôoz.
Julia scruta les visages, un par un. Seul celui de l’extrême droite lui rappelait vaguement quelque chose. Il s’agissait un garçon de quinze ou seize ans, les cheveux peignés en arrière, en veston et cravate, un brassard noir au bras gauche. Il regardait le photographe avec des yeux tranquilles et intelligents dans lesquels Julia crut lire une expression de défi. Et c’est alors qu’elle le reconnut. Sa main tremblait quand elle posa le doigt sur lui. Et lorsqu’elle leva les yeux, elle vit que le joueur d’échecs hochait la tête.
— Oui, dit Muñoz. C’est lui le joueur invisible.